La légende du Boisé de la Pointe St-Gilles

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Les choses de la nature cachent parfois de grands secrets. Il existe une légende gravée dans les abords pierreux de la baie des Comeau. Je vais vous raconter une histoire aussi vraie que l'eau qui coule dans le courant du fleuve Saint-Laurent, une légende que le temps lui-même n'a pas su effacer.

Nous sommes au premier jour de septembre de l'an 1808. Une petite goélette transportant à son bord trois hommes, une femme pleine de bâbord à tribord et quelques animaux de ferme, ratissait depuis une semaine tous les méandres du fleuve Saint-Laurent, de Betsiamite à Pointe des Monts.

La région de la Côte-Nord était alors décrite comme étant dure et sauvage, mais on prétendait déjà que des Indiens d'Amérique, les Montagnais, y possédaient des territoires de chasse et exerçaient la traite de la fourrure avec les blancs.

Trouvant invitante la grande entrée que constitue la rivière Manicouagan, le jeune capitaine, originaire de la Côte-de-Beaupré, tenta à maintes reprises d'y entrer.

Connaissant la témérité de son fougueux époux, la jeune femme en imposa par sa maternité avancée. Elle conjura son mari de ne pas s'obstiner à forcer la nature des choses… et les choses dans la nature. Le jeune capitaine contourna donc les longs bancs de sable et quelques récifs. Bien avant la brunante il jeta l'ancre non loin du vieux Poste des Hautes Rives, où ils pourraient tous revenir s'ils ne trouvaient point le havre idéal. À peine ancrés, ils remarquèrent, au loin, un site plus verdoyant qui leur fit bonne impression. La beauté de ce boisé de feuillus et de conifères leur parut de bon augure; ils y monteraient la tente à l'abri des grands arbres.

L'équipage décida d'aborder prudemment près de la berge rocailleuse et d'y débarquer. Les oiseaux qui volaient deux par deux faisaient des cabrioles pour les accueillir et se posaient sur leurs épaules. Des écureuils montaient sur leurs bottines et grignotaient les quelques grains de blé collés à leurs semelles. Des sentiers bordés d'ifs en amas touffus se profilaient et on pouvait y voir sautiller des lièvres nullement apeurés par les étrangers. Un petit ruisseau clair et limpide sortait des buissons et des arbustes à graines. La haute fougère donnait aux lieux un aspect virginal, comme si on entrait dans un Nouveau Monde. N'eut été d'une odeur de fumée qui leur arriva droit aux narines, ils se seraient crus à la découverte d'une troisième Amérique.

" Cet endroit me plaît. Nous aurons des voisins. Établissons-nous ici au moins pour quelque temps. ", dit le jeune capitaine à sa femme.

Sur ces mots on libéra la vache prête à vêler, la truie déjà engrossée, deux poules effrayées, un coq sûr de lui, un chat bien gras et une petite biche dont le pis pendait, tellement il était gorgé de lait. Comme vous le constatez, le jeune chef de famille s'était montré futé et prévoyant, en s'assurant d'une progéniture animale.

Débarqués sur la terre ferme, les animaux s'abreuvèrent et broutèrent sur le bord du ruisseau.

Mettons fin à ce long préambule et venons-en à l'essentiel de l'histoire!

La future maman s'installa dans la tente pour s'y reposer, pendant que les trois hommes arpentèrent les environs. Au détour d'une petite anse, ils découvrirent un camp de bois qui semblait habité. Quelques tisons encore chauds laissaient échapper un filet de fumée de la hotte de terre cuite. Des herbes et de l'eau mijotaient dans une grande marmite. Confiants en l'hospitalité de ce résident, ils frappèrent à la porte. Étonnés, ils découvrirent un vieil homme gisant sur son lit de bois. " Vieillard, es-tu malade pour mourir ou es-tu éreinté au point de te coucher avant la tombée du jour? " D'une voix presque éteinte, le vieil homme au teint cuivré répondit : " Je suis atteint des trois malheurs que tu nommes, étranger. Je suis blessé, éreinté et je vais sans doute mourir. Je n'ai pas mangé depuis deux jours… Une flèche perdue m'a troué le genou. "

" Tiens bon, vieil homme! Nous reviendrons te soigner et tu seras sur pieds en fin de journée. " Les trois jeunes gaillards se dépêchèrent d'aller quérir quelques victuailles et ramenèrent avec eux la biche. L'un d'eux, soulageant d'un même coup la bichette, tira un grand bol de lait qu'il tendit au vieillard. " Vieil homme, bois! Ce lait de biche encore chaud te remettra de belle humeur et te rendra aussi fort qu'un cheval. "

Le vieil ermite but et mangea. Les trois jeunes gaillards l'aidèrent à appliquer sur son genou infecté un cataplasme d'herbes chaudes. Il fixa le tout avec de l'écorce et remercia les jeunes étrangers qui s'apprêtaient à regagner leur tente.

À peine les jeunes gens avaient-ils fait quelques pas que le vieillard les interpella. " Attendez, jeunes seigneurs? Vous n'êtes pas venus jusqu'ici pour me regarder mourir? " " Ma femme est sur le point d'enfanter, vieillard…, dit l'un d'eux. Je me dois de l'assister de mon mieux. Euh! Un premier enfant… "

Sans plus de simagrée, l'ermite l'invita : " Ta femme sera mieux couchée sur mon grabat que dans la tente. Va la chercher! " Les trois jeunes hommes restèrent bouche bée, les yeux tout écarquillés. Le capitaine se ressaisit. Levant les bras au ciel il s'exclama : " Par Saint Gilles, mon saint Patron, dont c'est la fête aujourd'hui! C'est lui qui nous a menés jusqu'à toi. Comme tu dis, vieil homme, dans les circonstances cet endroit est plus convenable que la tente. Ta bonté est grande de vouloir ainsi nous accueillir le temps que l'enfant apparaisse. Que le Ciel te protège!… " Le vieil ermite le pria prestement d'aller chercher sa femme avant qu'elle ne se sente mal.

Avant de partir, le capitaine se présenta, ainsi que ses deux frères, serra les mains du vieillard avec sollicitude et se signa de la croix. " Je me prénomme Gilles. Et toi vieillard, quel est ton nom… et combien comptes-tu d'années derrière toi? " Le vieil homme pesa sur chacun de ses mots pour répondre. " Dans ma première langue, mon nom fait le bruit du vent… quant aux années, il n'y a que celles devant moi qui comptent. "

Passons sur les détails de leur installation près de la cabane de l'ermite, hommes et animaux compris, et comment ils firent plus ample connaissance. Le temps est précieux, une femme en douleurs nous presse.

La journée s'éclipsait entre les arbres. La rosée vespérale tombait sur la mousse des grandes épinettes. La fin de l'été se manifestait dans toute sa fraîcheur. La jeune femme ne cacha plus les douleurs qui la transperçaient depuis l'après-midi. Elle se mit à gémir et à se tenir le ventre à deux mains, quand soudain l'eau et le sang jaillirent sous ses jupes.

" La femme et l'enfant sont en danger, dit l'ermite. Le sang ne doit pas précéder l'enfant. "

" Mais, comment le sais-tu vieillard? Es-tu sorcier? " " Ni sorcier ni devin, je suis vieux. J'ai souvent vu la mort passer. " Songeur, il ajouta : " … ma femme il y a quarante ans, est morte avec l'enfant dans son ventre. Quand l'enfant s'accroche par le haut, il faut l'aider à sortir, avant que sa mère ne se vide de son sang. "

Et avec une humilité remarquable, il regarda le jeune père dans les yeux et ajouta : " J'ai appris comment on sort l'enfant. " Et il s'affaira à se laver les mains... jusqu'aux épaules.

La jeune femme poussa un hurlement que chacun ressentit dans sa chair. Le sang coulait d'elle comme un ruisselet qui se frayait un chemin à travers les rondins de bois du plancher. Les trois jeunes hommes s'énervaient à mesure que la jeune femme gémissait. À l'extérieur, les animaux effrayés émirent chacun leur tour, qui leur plainte, qui leur cri. Toute la forêt entendit les cris de la mère en douleurs et l'appel des animaux. Des centaines et des centaines d'outardes passèrent au-dessus de la cabane, en cacardant.

" Vieil homme, tout ceci a un sens. C'est un signe du Ciel. Plusieurs fois aujourd'hui j'ai prié mon Saint Patron pour qu'il nous protège. Il t'aidera à secourir ma femme et mon rejeton. Moi, en retour, je veillerai sur toi jusqu'à la fin de ta vie ", dit le capitaine. " Tu es déjà sous la protection de ton Saint. Le Ciel a parlé. C'est à la Terre qu'il faut faire le don de ta bienveillance. Les esprits attendent ", lui répliqua le vieil homme.

Le jeune homme comprit alors que les esprits de la Terre et les saints du Ciel se connaissaient.

Le jeune homme s'agenouilla près de sa femme et pria ainsi : " Moi, Gilles, le rouquin de Beaupré, promet à mon bienheureux Patron Saint Gilles de veiller sur les lieux où il m'a guidé.

Ce boisé portera son nom et je ferai en sorte que tous mes descendants renouvellent cette promesse chaque fois que leurs pieds fouleront le sentier qui m'a mené au vieillard qui sauvera ma femme et mon enfant… " Un gémissement coupa son incantation. Il finit sa prière par : " … Avec l'aide des bons esprits de la Terre, amen! "

Il sembla que sa prière fut complète, car l'ermite nettoya les lieux et étendit des couvertures en peau de lièvre dans la boite à bois. " Ta femme et ta fille viendront marcher dans mon boisé pendant longtemps, jeune homme " annonça l'ermite. " C'est ma promesse. "

La fin de l'histoire vous plaira. Le vieil Innu accoucha la femme de Gilles avant la nuit et la petite fille émit son premier cri au même moment où une chouette hululait dans le boisé.

Gilles et le vieil Innu dormirent sur des lits improvisés de foins et de branches d'épinette. Les frères de Gilles marchèrent toute la nuit à la belle étoile en remerciant le ciel et la terre d'avoir protégé une mère et son enfant d'un triste sort. On a dit que, cette nuit-là, les cailloux des sentiers brillaient sous les étoiles et que les oiseaux ne dormaient pas. Leurs plus beaux chants traversaient la forêt et se répondaient. Des outardes volèrent si bas qu'on aurait pu leur toucher les ailes.

On prétend aussi que le vieillard marmonnait dans son sommeil; qu'il chantonnait dans sa langue et qu'il allongeait sa main comme pour bénir la mère et l'enfant qui dormaient paisiblement dans sa cabane. Gilles fit cadeau de sa biche à l'Innu; et il s'assura que le vieillard n'eut plus à chasser pour survivre.

Jamais on n'a su le nom de l'ermite. On dit que le vieillard se promena longtemps avec sa biche, distribuant des miettes aux oiseaux et petits mammifères, si bien que la faune du boisé connut une rare effervescence pendant les années qui suivirent.

Et on vit le vieil Innu encore et encore… jusqu'à plus jamais.

Le plus beau de cette histoire : La promesse de protéger la Pointe St-Gilles est tenue jusqu'à ce jour. Et ils sont nombreux ceux qui ont juré d'en conserver toute la poésie, démontrant ainsi que, dans cette incroyable histoire, le boisé demeure enchanté.

 

© Denise Therriault-Ruest / Octobre 2008